Le viol massif avec torture, mutilations génitales et exécution peut-il être une arme de guerre légitime ? Il est stupéfiant que des « féministes » répondent : « oui, il peut l'être, ça dépend des cas, c'est une question ouverte ».
La dernière sortie de Judith Butler refusant de condamner fermement les viols systématiques commis par le Hamas le 7 octobre 2023, et se contentant de dire qu'elle « n'a pas aimé » ces actions mais qu'elles sont « ouvertes au débat » — le seul point de principe étant que le Hamas est un mouvement de « résistance armée » — rejoint la sinistre tribune soi-disant « féministe » initiée par Emilie Hache, signée par quelques intellectuelles connues, et publiée en novembre dernier sur le site du journal mélenchoniste Le Media, qui accusait de racisme les « condamnations sans appel » des massacres de civils par le Hamas, un peu comme si on accusait de « germanophobie » les « condamnations sans appel d’Oradour-sur-Glane ».
La critique de la politique d'Israël est une chose, l'acceptation du viol comme arme de guerre éventuellement légitime en est une autre. J'avoue être incapable de comprendre comment on peut être féministe et admettre la possibilité que le viol de masse visant des civiles pacifiques (et pacifistes), accompagné de tortures, de mutilations génitales et de dépeçages après exécution, soit une arme de guerre légitime.
Il faut tout de même mesurer la portée logique de ce que l'on dit.
Si la condamnation du viol et de la torture dépend des circonstances, si le viol entre dans la panoplie des moyens politiques et militaires dont il est possible de faire usage, si sa condamnation est uniquement une question casuistique (du type : « qui le commet ? Pourquoi ? En réaction à quoi ? »), alors aucun viol n'est condamnable en principe.
Les arguments qui servent traditionnellement à excuser le viol (« réaction à une provocation », etc.) sont recevables.
Si le viol et la torture font partie des moyens de l'action politique, alors il n'y a rien à reprocher en principe à leur usage par le régime de Pinochet, par exemple. L'argumentation de ceux qui disaient que Pinochet a sauvé le Chili d'une dérive vers un totalitarisme de type cubain est recevable. On ne peut la réfuter qu'en entrant dans des discussions d'économie politique.
Il est manifeste qu'une partie de la gauche est en train de perdre (à supposer qu'elle l'ait jamais acquise) la leçon des critiques du totalitarisme — aussi bien celle de Lefort que celle de Castoriadis —, qu'elle croit que les moyens peuvent contredire la fin, et qu'elle recommence (ou continue) à croire, en conséquence, que la déshumanisation peut être un moyen de l'humanisme et l'oppression une forme de l’émancipation.
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« Mais le carnage commis par Israël à Gaza est criminel » : oui. Il est d'autant plus criminel qu'il n'a pas d'autre horizon que lui-même.
La destruction militaire du Hamas est un but justifiable, mais pas à n'importe quel coût humain (coût délibérément voulu par le Hamas qui a décidé de sacrifier les civils à sa propre cause, notons-le), et surtout sa justification dépend de son débouché politique : pas seulement la sécurité d'Israël, mais la fondation d'un État palestinien, ce qui veut dire la décolonisation de la Cisjordanie.
L'action militaire d'Israël sera radicalement injustifiable (radicalement : c'est-à-dire y compris en termes machiavéliens) si elle ne débouche pas sur ce résultat-là. Détruire le Hamas OBLIGE absolument Israël à ne plus bafouer les droits des Palestiniens.
Le gouvernement israélien actuel, composé de corrompus, de fascistes et de théocrates, ne veut pas d'un tel débouché. Le Hamas non plus. L'un et l'autre veulent une guerre totale, et chacun trouve dans l'existence de l'autre l'alibi de sa propre violence : à partir du moment où l'enjeu est la survie et où celle-ci passe par la victoire sur un ennemi qui veut la mort de son adversaire, le seul objectif possible est d'écraser l'ennemi. C'est ainsi que toute victoire de l'un est aussi une victoire de l'autre, au sens d'une justification de sa cause.
Ceux qui soutiennent le Hamas ou font de lui un « mouvement de résistance » non terroriste oublient :
Qu'il avait de facto le pouvoir sur le territoire de Gaza et qu'il a choisi d'en faire une base pour la destruction d'Israël plutôt qu'un lieu d'expérimentation d'une liberté politique
Qu'il a un programme théocratique et antisémite impliquant la disparition des Juifs
Qu'il appartient à un continuum qui s'étend jusqu'à Moscou en passant par le Hezbollah, le pouvoir assadiste et le régime iranien. Il est vrai que le PIR et le « QG décolonial » aux côtés de qui s'exprimait Butler ont soutenu Bachar el-Assad (500 000 morts et des millions de réfugiés ne sont donc pas un problème : comme disait Valeurs Actuelles, dans une belle « convergence des luttes » avec le PIR, El-Assad se défend légitimement contre le djihadisme) tout comme ils sont soutenu Poutine contre l'Ukraine (notons au passage que le massacre massif des Tchétchènes n'a aucune importance), et tout comme ils ont soutenu la Chine contre ses critiques (là encore, le sort des Ouigours n'est pas un problème: la loi de 2004 est de « l'islamophobie d'Etat » tandis que les massacres de populations musulmanes sont de la lutte anti-impérialiste, semble-t-il).
Mais surtout, ceux qui excusent le Hamas et refusent de le dissocier de la cause palestinienne oublient une chose : si les moyens du Hamas et son projet de destruction des Juifs sont acceptés, alors il n'y a plus rien à objecter à la guerre menée par Netanyahou : car il est normal de vouloir détruire celui qui veut vous éradiquer.
L'argument est bien entendu réversible : si vous soutenez une destruction de Gaza qui ne distingue pas le Hamas de la population civile, si vous n'exigez pas la décolonisation de la Cisjordanie, alors vous ne pouvez rien objecter à la violence qui réagit à un nettoyage ethnique. On ne peut pas à la fois vouloir la guerre totale et la condamner. Plus la violence s'abat sur Gaza, plus la création d'un Etat palestinien est impérative. Ceux qui invoquent, dans une comparaison bancale et qui ne marche pas, le modèle des bombardements sur l'Allemagne nazie, s'ils tiennent à leur comparaison, ne devraient pas oublier la suite de l'histoire : le plan Marshall et la construction européenne.
Quoi qu'il en soit, la question initiale reste : le viol massif avec torture, mutilations génitales et exécution peut-il être une arme de guerre légitime ? Il est stupéfiant que des « féministes » répondent : « oui, il peut l'être, ça dépend des cas, c'est une question ouverte ».
Si la légitimité du viol est une question ouverte et contextuelle, alors rien ne pourra refermer cette question, nulle part, dans aucun contexte, car tout contexte est ouvert à l'infini (c'est une leçon qu'on peut retenir de Derrida).
6 mars 2024