Petit recueil de prises de positions successives sur le Proche-Orient et l’antisémitisme dans les débats européens d’octobre à novembre 2024.
L’indignation que suscite chez des gens qu’on aurait cru raisonnables le propos factuel de Macron sur le lien d’Israël au droit international montre à quel point tous les esprits, de tous les côtés, sont en train de partir en vrille et de se fasciser.
Au fascisme de gauche qui s’exprime du côté de Boussoumah (soutien radical du fascisme de Bachar et de Poutine) répond non seulement le fascisme raciste des partisans de Ben Gvir, mais le processus de fascisation qui éclate dans l’incapacité à dénoncer les inconcevables mensonges historiques de Netanyahou qui viennent rajouter une strate d’obscénité supplémentaire à ses crimes de masse et à sa démolition de l’Etat de droit israélien.
Une effroyable symétrie est en train de se mettre en place, ici même, sur la scène politico-médiatique, entre ceux qui, parce qu’ils ne veulent pas affaiblir leur critique de la politique effroyable de Netanyahou, sont incapables de dire que le Hamas n’est pas un mouvement de libération mais une organisation fasciste prête à sacrifier les Palestiniens eux-mêmes à son idéologie exterminationniste, et ceux qui, sous prétexte de ne donner aucune excuse aux crimes abjects du Hamas (alors même que nombre d’entre eux ont eu, sur la Syrie et sur Poutine, des positions peu différentes de celles de Boussoumah et se sont signalés par leur indifférence) n’appellent à un usage rigoureux du mot « génocide » que pour éviter de nommer le tournant du gouvernement israélien vers un suprémacisme fascisant, qui non seulement viole les droits des Palestiniens mais est en train de détruire l’Etat d’Israël lui-même, et pour couper tous les ponts avec les exigences des droits humains et du droit international.
On a envie de leur demander : « Que voulez-vous dire en soutenant que l’Etat d’Israël ne s’est pas fondé sur le droit international ? Qu’il s’est fondé sur la force et la pure violence nationaliste ? Qu’il n’est rien d’autre qu’un État colonial, comme le disent ceux que vous combattez ? »
À ceux qui, parmi eux, n’ont pas totalement perdu la raison, je recommande la lecture du chapitre V d’un livre qu’on n’accusera d’aucune complaisance envers l’antisionisme (nombre de lecteurs lui reprocheront bien plutôt de faire le portrait d’un sionisme idéal qui n’a jamais été celui de Jabontinsky et du Likoud, et qui a peut-être entamé le processus de sa disparition avec la victoire de 1967).
Ce livre de Danny Trom s’intitule « L’État de l’exil : Les juifs, l’Europe, Israël ». Son chapitre V s’intitule : « L’Etat du droit international ».
En sommes-nous parvenus au point de folie extrême où même quelqu’un comme Danny Trom sera dénoncé comme un ennemi d’Israël?
17 octobre 2024
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Les foyers les plus actifs d’un antisémitisme intense sous couvert d’antisionisme — Boussoumah, Bouteldja, Rima Hassan — sont aussi les soutiens les plus résolus de Bachar el-Assad, de l’Iran et de Poutine.
Par quoi il s’avère que l’enjeu, pour eux, n’est pas la cause palestinienne et le droit des Palestiniens à disposer d’un État ; ce n’est pas non plus la paix ni la liberté des populations arabes — ils applaudissent à la terreur assadiste qui a fait 500 000 morts et des millions de réfugiés, ils célèbrent Nasrallah comme un héros alors que celui-ci a assuré la liquidation des Palestiniens du camp de Yarmouk.
Leur enjeu n’est pas non plus la décolonisation au sens matériel et légitime du terme : ils soutiennent de toutes leurs forces le colonialisme russe et le colonialisme chinois (y compris quand celui-ci élimine les Ouighours musulmans).
C’est encore moins l’antifascisme : ils sont solidaires du fascisme poutinien et leurs propres matrices de pensée, qui sont schmittiennes, ont beaucoup à voir avec le fascisme et rien à voir avec les visées d’émancipation.
Non, leur enjeu est métaphysique voire eschatologique (c’est très net chez Boussoumah, mais aussi chez Bouteldja qui ne s’est pas gênée pour dire que la lutte antisioniste ne valait pas grand-chose si son centre était le refus du génocide) : il s’agit d’éradiquer le sionisme de la terre en tant qu’il est le mal absolu.
Et sionisme ne veut pas dire ici : « politique coloniale et suprémaciste du gouvernement israélien », mais « droit des Juifs à disposer d’une existence politique propre et à ne pas mener la vie d’une minorité sous tutelle et sans protection ».
Discours qui, au passage, semble fait pour fournir un parfait alibi idéologique aux crimes de Netanyahou et confirmer que l’enjeu de la guerre est existentiel.
Discours dérisoire, mais dont le succès dans une certaine petite-bourgeoisie de gauche illustre l’état de délabrement de la partie LFIste de la gauche intellectuelle, incapable de tracer des lignes rouges contre lui — ce par quoi elle ressemble à la façon d’un jumeau inversé à la droite libérale conservatrice qui, par sa complicité passive ou semi-active, fait le succès des Meloni, des Bardella, des Orban et des Trump.
Je lis ici ou là des amis de gauche qui trouvent le succès de Trump incompréhensible ; mais en quoi ce succès est-il plus étonnant que l’admiration pour une Butler qui va servir la soupe à Boussoumah, fasciste assado-poutiniste, sur Paroles d’Honneur ?
Poutine et Bachar el-Assad ne sont-ils pas d’ailleurs le point de convergence de l’antisionisme métapolitique et de la droite trumpiste ?
29 octobre 2024
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Des étudiants de l'Université Libre de Bruxelles « antisionistes » (« l'université populaire » qui avait occupé des locaux en les vandalisant à un coût exorbitant) affichent directement leur antisémitisme en applaudissant aux scènes de lynchages aveugles qui se sont déroulées à Amsterdam.
Dans le même temps, je vois proliférer sur mon fil d'actualité les posts ou commentaires de contacts « de gauche » qui commentent les événements d'Amsterdam à coups de « oui mais ». (Et de fait, les supporters du Maccabi se sont comportés de manière inacceptable en hurlant des slogans racistes et génocidaires.)
Ne disons rien de ceux qui appartiennent à la mouvance de style Bouteldja qui n'a jamais vu de problème dans les massacres de masses commis par Bachar el-Assad et qui soutiennent de facto l'axe Moscou-Téhéran-Damas ; les massacres d'innocents ne sont pas leur motif de mobilisation : ils mènent une guerre eschatologique contre ce qu'ils appellent « l'empire », et pour les tyrannies impériales russes, chinoises ou islamistes. Ils sont les équivalents contemporains des staliniens d'antan, et des professionnels du « oui mais » et du double discours.
Mais ceux qui disent « oui mais » alors qu'ils n'ont rien à voir avec l'assado-poutinisme et sont indignés à juste titre par les crimes massifs commis par Israël sans aucun autre objectif politique visible que la négation des droits et de l'existence des Palestiniens, et la guerre perpétuelle, ceux-là sont d'une autre sorte.
Le paradoxe, c'est qu'ils ont toujours combattu le « oui mais » quand il s'agit de racisme ou de masculinisme. À juste titre. Ils n'ont jamais admis qu'on dise « oui les agressions racistes sont odieuses mais… », « oui le viol est condamnable mais les provocations au viol le sont aussi », etc.
Il est tout de même énigmatique (enfin, pas tant que ça, mais ça demanderait de longues analyses qui touchent à des points de douleur dont la gauche n'aime pas beaucoup parler) que ce « oui mais » qu’on ne cesse de dénoncer quand il s’agit de racisme devienne une structure acceptable du discours quand il s'agit d’antisémitisme.
Expérience de pensée: imaginons qu’après le massacre du Bataclan on ait assisté à des actions antimusulmanes du genre de ce qui s’est passé à Amsterdam ; ou qu'on y ait assisté suite au refus de certains élèves de respecter la minute de silence en hommage aux dessinateurs de Charlie assassinés. Imaginons des scènes où des groupes auraient frappé ces élèves en leur demandant de crier « Je suis Charlie ».
Les tenants de gauche du « oui mais » auraient-ils dit: « certes c’est inacceptable MAIS … » (à compléter au choix par: « ces élèves étaient des apologistes du terrorisme », « il faut bien comprendre que le vrai problème est l'islamisme », « la seule façon d'empêcher ces actes violents est de combattre l'islamisme et d'obliger les musulmans à respecter la République », etc.) Non. Ils se seraient indignés, à raison, d'un tel discours.
Pourquoi donc ce double standard ?
9 novembre 2024
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Je lis toujours avec attention les articles de la Revue K., où l’on trouve des analyses essentielles, mais le plus souvent avec frustration et insatisfaction tant le propos y reste unilatéral. Me gênent : l’impensé de la Syrie et du rôle central de ce qui s’y est joué ; une euphémisation de la critique de la politique israélienne actuelle, dont le caractère criminel n’est pas dénoncé avec la vigueur et la netteté nécessaires ; des arguments inspirés de Jean-Claude Milner qui me semblent aujourd’hui lunaires ; une idéalisation de l’État-nation européen qui me semble intenable et relève d’une fiction historique ; une tendance « vieille-hégélienne » à penser que l’élaboration d’un bon concept (de l’État-nation, du sionisme tels qu’ils devraient être pour être fidèles à leur vocation idéale) dispense de l’analyse de la réalité politique et des rapports de force, qui ne sont pas régis par le monde idéal des concepts ; et, en conséquence, des analyses politiques qui semblent faire comme si l’Israël d’aujourd’hui était l’Israël d’avant 1967 et ignorer la rupture qu’a constitué l’échec des accords d’Oslo.
Mais ces réserves (voire francs désaccords) ne s’appliquent pas (ou presque pas, un peu tout de même) au dernier numéro de la Revue, qui parle un langage beaucoup moins réservé et lève certains refoulements.
Il faut vraiment lire l’article de Bruno Karsenti « Trump et la guerre des juifs » (voyez aussi sa discussion dans Le Monde avec Michaël Fœssel) et l’article de Katie Ebner-Landy, « Le Juif errant en politique ». On aimerait une discussion (pas un affrontement) entre la Revue K et Omer Bartov, dont les diagnostics sur Israël sont autrement inquiétants (voyez l’important entretien de celui-ci dans l’excellente revue Conditions).
Peut-être cela viendra-t-il.
11 novembre 2024
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Je souhaite m'associer à Jean-Philippe Schreiber pour dire mon soutien complet à notre rectrice Annemie Schaus qui fait l'objet d'attaques odieuses et profondément malhonnêtes aussi bien de la part de ceux qui ne veulent pas qu'on dénonce les crimes du gouvernement israélien qui mène une guerre sans autre issue perceptible que la guerre infinie ou le nettoyage ethnique de la Palestine (ce pourquoi je salue la décision de la CPI) que de ceux qui refusent en sens inverse le droit international, soutiennent de facto le terrorisme fasciste du Hamas et son projet d'éradication des Juifs et sacrifient les moyens d'actions possibles (reconnaissance immédiate de l'Etat palestinien dans les frontières de 1967, conditionnalité de toute aide à Israël à la décolonisation de la Cisjordanie et à la présentation d'un plan de paix, etc.) à des chimères hideuses telle que l'expulsion des Juifs israéliens vers on ne sait quelle destination (puisque la plupart des Juifs israéliens sont de facto des descendants de réfugiés qui ne peuvent pas retourner dans leur pays d'origine). [Je parle ici du petit groupe ultra-radical qui réclame la destruction d'Israël et applaudit les lynchages.]
J'ai relayé il y a quelques semaines un texte essentiel de Cécile Laborde sur le positionnement politique des universités. Cécile Laborde y explique que les universités doivent à la fois observer une réserve institutionnelle en matière politique, respecter la liberté d'expression sur les campus et s'engager sans réserve sur tous les enjeux politiques qui concernent la mission même des universités: défense de la rigueur scientifique et de l'indépendance de la recherche contre les tentatives d'en étouffer les méthodes et les résultats, défense des valeurs démocratiques d'égalité inscrites dans l'éthique de la recherche universitaire comme communauté de délibération entre égaux soumis à la même règle de la qualité de l’argumentation.
L'ULB se définit elle-même comme une université engagée — engagée exactement au sens où l'entend Cécile Laborde: engagée pour le libre examen, contre le fanatisme, l'obscurantisme et l'autoritarisme qui empêchent le travail universitaire. Annemie Schaus incarne exemplairement cette éthique de l'université et nous ne pouvons que l'en remercier.
Il y a quelques semaines, une tribune parue dans la Libre, signée par des professeurs de l'ULB, a lancé contre elle une attaque proprement grotesque en lui reprochant de ne pas sévir contre la liberté d'expression sur les campus. En utilisant le trope inadmissible de la nazification de l'adversaire (un trope qui est utilisé par toutes les logiques éradicatrices, aussi bien celles de Netanyahou et des suprémacistes racistes israéliens comme Smotrich contre ceux qui refusent le massacre des civils palestiniens, que par ceux qui n'ont jamais eu un mot contre Bachar el-Assad mais rêvent d'un monde où les Juifs n'auraient aucun lieu d'être politique), ils la comparaient à ceux qui en 1938 avaient laissé Hitler dépecer la Tchécoslovaquie. On ne sait ce qui doit étonner le plus dans une telle comparaison: sa stupidité? son indignité? son obscénité qui éclate sur le fond de ce qui se passe à Gaza?
Cette semaine, une autre tribune parue dans la Libre, signée par 300 universitaires (et à laquelle réagit Jean-Philippe) se signale à son tour comme un exemple d'effondrement de l'éthique de l'universitaire. Annemie Schaus y est attaquée pour des propos, que la tribune met entre guillemets, qu'elle n'a jamais tenus ! Jean-Philippe Schreiber dit ici tout ce qu'il y a à dire. J'ajouterai simplement que le simple fait que tant d'universitaires puissent signer un texte purement et simplement mensonger, qui impute à la rectrice des phrases qu'elle n'a jamais écrites, est profondément inquiétant et constitue le symptôme d'une trumpisation des esprits chez ceux-là même qui se croient opposés à Trump.
Je ferai une autre remarque, qui est que cette tribune est un parfait miroir de l'islamophobie ordinaire, dont elle reprend les matrices argumentatives.
J'avais déjà présenté une expérience de pensée à propos d'une précédente tribune qui n'allait pas aussi loin que celle de cette semaine qui est de facto une déclaration de soutien aux pratiques de lynchages dès lors qu'elles visent des "sionistes" (Barnavi ou Enderlin, par exemple; ou moi, puisque je suis favorable au respect du droit international et à une solution à deux Etats dans les frontières de 67).
La tribune de cette semaine propose une définition du sionisme qui revient à identifier le sionisme aux idées de la seule extrême-droite israélienne.
Imaginons maintenant que, suite à une manifestation contre le carnage commis à Gaza, manifestation au cours de laquelle il y aurait eu des heurts violents, des slogans antisémites et des drapeaux israéliens brûlés, on assiste en représailles, dans Bruxelles et sur le campus de l'ULB, à des chasses aux « islamo-gauchistes ».
Imaginons qu'une association d'étudiants déclare sa solidarité avec les lynchages d'islamo-gauchistes, au motif que les islamo-gauchistes doivent être mis hors de nos rues et de nos campus.
Imaginons que la rectrice déclare alors que ce genre de lynchage n'a rien à voir avec la défense de la laïcité mais constitue un cas d'islamophobie caractérisée.
Que diraient les signataires de la tribune de cette semaine si, en une telle occasion, 300 universitaires décidaient de soutenir les lynchages en définissant l'islam comme « la doctrine selon laquelle les musulmans doivent avoir plus de droits que les non-musulmans, les païens et les athées n'ont pas le droit de vivre, l'apostasie doit être interdite et les Juifs et les chrétiens doivent avoir le statut de dhimmis »?
Question: que diraient les signataires de la tribune de cette semaine s'ils lisaient des explications selon lesquelles lyncher des islamo-gauchistes n'est pas de l'islamophobie, car ces islamo-gauchistes ne sont pas tous musulmans? Ils seraient à juste titre indignés.
22 novembre 2024
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Quant à Netanyahou qui accuse la CPI d'être antisémite, honte à lui. Il est en fait lui-même le meilleur alibi de l'antisémitisme, lui qui déclarait que les accords d'Oslo ont été aussi meurtriers que le 7 Octobre, lui qui n'a cessé de violer le droit international et les droits des Palestiniens, et de conduire ce faisant son propre pays dans le gouffre de la violence et du déshonneur.
Si les accords d'Oslo avaient été moins timides et avaient fondé un Etat palestinien, si Netanyahou n'avait pas soutenu le Hamas en vertu d'un machiavélisme débile (pour affaiblir l'Autorité palestinienne), alors le 7 octobre n'aurait pas eu lieu.
Défendre le droit d'Israël à exister en vertu du droit international, c'est défendre le droit international. Israël ne peut s'y soustraire.
22 novembre 2024