La trumpisation généralisée des centristes

Voir des contacts de centre-droit, par ailleurs capables d'analyses remarquables, ânonner indéfiniment que Trump a gagné les élections à cause des « wokes » qui ont fait peur à l'électorat raisonnable, et considérer cela comme une analyse conclusive, c’est vraiment à désespérer.

La démocratie à l'épreuve
3 min ⋅ 19/12/2024

Les causes de la victoire de Trump sont multiples et il ne s'agit pas de nier que la « peur du woke » a joué un rôle, même s'il semble que ce rôle soit peu de choses en comparaison de la peur de l'inflation et de la baisse du pouvoir d’achat.

Mais que signifie une analyse du type « c'est à cause des excès des « wokes » que Trump a gagné » ? De deux choses l'une :

— Ou bien ça signifie que ces excès sont tels qu'il est normal que les électeurs aient préféré Trump à Harris. Autrement dit : Trump a gagné parce qu'il était le bon choix et que les discours fascistoïdes de Trump, ses menaces, ses abjections misogynes, son refus du libéralisme démocratique étaient objectivement moins effrayants que les propos raisonnables et libéraux de Harris. Dire cela, c'est être trumpiste. C'est déclarer que le libéralisme démocratique, qui accepte le pluralisme, est plus effrayant que la haine fascistoïde de la démocratie.

— Ou bien cela signifie que Trump est parvenu à mobiliser des peurs irrationnelles en sa faveur : en ce cas, le propos est parfaitement tautologique et vide; il se ramène à dire que Trump a été élu parce qu'il semblait plus rassurant que Harris. Mais ce n'est pas là une explication : c'est le phénomène à expliquer !

Comment un père Ubu peut-il être plus rassurant qu'une politique raisonnable?

Ce qui est insupportable dans le discours qui croit qu'il suffit de dire « c’est la faute des wokes », ce n'est pas le fait de pointer l'existence de pathologies militantes qui donnent au « radicalisme de campus » (comme disait Bourdieu) une apparence consternante (et, à sa façon, « trumpiste »). Ce n'est pas le fait de constater que Trump a utilisé ces pathologies comme un épouvantail. Ce n'est pas même le fait d'ignorer qu'il est très incertain que l'abstention des électeurs démocrates qui a causé l'échec de Harris ait eu pour motif la peur du woke plutôt que le découragement sur le terrain social et économique.

Ce qui est insupportable, c'est de traiter la « peur du woke » comme un principe d'explication suffisant, et non pas comme un fait qui exige lui-même une explication. C'est d'admettre ainsi que cette peur du woke justifie le vote trumpiste.

C’est la décision d'ignorer que les éléments fascistoïdes du discours et des postures de Trump ont pu faire l'objet d'une adhésion positive.

C'est le fait de passer sous silence le rôle massif qu'ont joué les obscénités misogynes de Trump et les influenceurs masculinistes qui affirment carrément que les femmes sont la propriété des hommes.

C'est le fait de taire que ce qu'on appelle « peur des excès du wokisme », c'est dans une large partie de l'électorat la haine de l'égalité entre hommes et femmes, et le refus assumé de l'État de droit. C'est le fait de cacher que « peur du woke », dans un bon nombre de cas, n'est qu'un euphémisme pour « racisme ».

En expliquant la victoire de Trump par le fait que Trump ferait moins peur que Harris, on avoue sans le dire qu'on trouve soi-même Trump moins effrayant que Harris, puisqu'on estime qu'il n'y a rien de mystérieux dans le fait qu'un fasciste fasse moins peur qu'une libérale.

On valide ainsi le discours trumpiste. On admet implicitement que Trump est une juste punition contre le libéralisme démocratique, qui tolère la liberté d'expression des « wokes ». On admet qu'un projet de censure est plus rassurant que la liberté d’expression.

J’ai beaucoup critiqué ces derniers temps LFI, les décoloniaux, le mélenchonisme, l'antisémitisme de gauche ; mais je dois dire que je trouve la trumpisation des centristes mille fois plus effrayante, car LFI et les décoloniaux n'arriveront jamais au pouvoir, tandis que Trump, Orban, Meloni sont au pouvoir.

La trumpisation des esprits (y compris d'esprits qui se disent hostiles à Trump, mais répètent sans s'en rendre compte le discours trumpiste en admettant que la préférence des électeurs pour un fasciste ne demande pas à être expliquée) est un symptôme de la démission des centristes, des libéraux et des conservateurs authentiquement conservateurs (lesquels devraient être horrifiés par Trump et Musk — mais il semble que les conservateurs authentiques aient disparu) devant des leaders fascistoïdes.

Et je constate qu'il y a beaucoup de gens, sur mon fil d'actualité, qui se disent « anti-Trump » mais qui ont en réalité déjà démissionné devant le trumpisme. Nombre de libéraux sont en train de glisser dans l'illibéralisme.

J'en vois beaucoup qui attaquent à raison Mélenchon, mais ne se rendent pas compte à quel point ils lui ressemblent, même s'ils refusent son programme économique.

Nota-Bene : je sais que le terme de « fascisme » appliqué à Trump ne va pas de soi. J'ai déjà relayé un article de Mediapart à ce sujet. Nicolas Lebourg donne des raisons valables pour refuser le terme de « fascisme » à propos de Trump (ses raisons pour le refuser à Poutine me semblent en revanche faibles), mais j'estime que les raisons données par Robert Paxton et par Timothy Snyder pour l'accepter sont plus fortes. Trump est fasciste en un sens historiquement inédit, mais qui avait été annoncé par un fasciste historique, Maurice Bardèche, qui dans son livre de 1961, Qu'est-ce que le fascisme ?, avait proposé un fascisme de type modernisé, renonçant aux excès de violence et à la mobilisation des masses, et dont le modèle était selon Bardèche fourni par… Nasser.

La démocratie à l'épreuve

Par Jean-Yves Pranchère

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