Le parallèle scandaleux entre nazisme et idéologie managériale de Johann Chapoutot

Je vois comme un symptôme inquiétant des progrès du confusionnisme le succès rencontré par un entretien assez sidérant de Johan Chapoutot à propos du film de Glazer « La Zone d’intérêt. »

La démocratie à l'épreuve
4 min ⋅ 19/12/2024

Johan Chapoutot y radicalise sa thèse, excellemment démontée par Thibault Le Texier (voir son article : « La Reductio ad Hitlerum de Johann Chapoutot : quand l’idéologie l’emporte sur la rigueur historique ») d'un lien entre nazisme et idéologie managériale, au point de faire de l'antisémitisme et du racisme nazis de simples conséquences d'un noyau qui serait la rationalité de l'utilité économique: « l’idéologie raciste n’est que la conséquence de ce regard sachlich sur le monde », écrit-il — ce qui est faux, il faut le dire nettement.

Chapoutot propose en conséquence une description du nazisme qui reprend à la lettre les thèses formulées par Heidegger sur la technique dans ses écrits des années cinquante : la technique selon Heidegger est la même chose que le nazisme selon Chapoutot, à savoir le fait de traiter l'homme comme une ressource, un stock, et le vivant comme « un fonds d’énergie dans lequel on va puiser jusqu'à épuisement » (Chapoutot dixit — à comparer avec Heidegger, Essais et conférences).

Dans une conférence prononcée en 1949 mais restée inédite de son vivant, Heidegger avait dit clairement ce qu'impliquait cette analyse de la technique : « l'industrie alimentaire motorisée est essentiellement identique à la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les camps d’extermination. »

Phrase fausse et odieuse, qui donne la mesure, pour dire le moins, d'un aveuglement profond sous le masque illusoire d'une prétendue lucidité radicale. À la mystification de la fausse profondeur de « l'essence », il faut opposer les faits : les chambres à gaz n'ont rien à voir avec les moissonneuses-batteuses, de même que l'extermination des juifs n'est pas un « cas » de l'exploitation des ressources humaines ou de la rationalité managériale.

Ce schéma théorique simpliste, dont la conséquence est de ne faire aucune différence entre nazisme, libéralisme, démocratie et technique, devrait d'autant plus interroger qu'il provient, dans le cas d’Heidegger, d'un philosophe qui a lui-même été intensément nazi.

Il est vrai que Heidegger a été déçu par le nazisme, dont il avait attendu un « nouveau commencement », mais qu'il a trouvé trop bête et trop petit-bourgeois, pas assez barbare. Mais cette déception ne s'est jamais accompagnée d'une dénonciation de ses crimes : ayant renoncé à l'idée que le nazisme serait un « nouveau commencement », Heidegger s'est rabattu sur l'espoir que le nazisme serait l'autoliquidation de la modernité et du judaïsme (judaïsme en lequel il voyait, comme les nazis, l'incarnation de la rationalité calculatrice qui réduit le monde à un stock).

Il a toujours souhaité la victoire de l'Allemagne sur les Alliés et a considéré la victoire des Alliés en 1945 comme une catastrophe qui signait la victoire de la rationalité calculatrice sur l'héroïsme de l'authenticité, et la défaite de l'esprit devant la logique de la productivité et de la réduction du monde à un stock énergétique. Le nazisme, qui selon lui (et pas seulement selon lui : selon les nazis aussi) avait voulu être l'affirmation de la grandeur humaine, de la supériorité du mythe sur la raison utilitaire, de l'héroïsme de l'existence authentique dans la dimension de l'incalculable, avait échoué à surmonter la puissance de la technique et était retombé sous sa coupe, malgré l'affirmation de valeurs incompatibles avec elle.

Notons que cet échec n'avait selon Heidegger rien à voir avec la Shoah, ni avec l'impérialisme, ni avec la Terreur — qu'il ne critique jamais : le tort du nazisme était selon lui son absence de moyens philosophiques, non sa pratique consistant à massacrer les « inférieurs ». Heidegger tient le même discours que toute la « révolution conservatrice » et que le nazisme : affirmer la grandeur humaine, c'est selon lui refuser la démocratie et l’égalitarisme.

L'égalitarisme démocratique, qui ne voit dans les êtres humains que des quantités numériques égales, est précisément ce qui nie l'humanité authentique en la déracinant dans le calcul utilitaire. Elle est le règne de la masse et du calcul (cela doit s'entendre dans toutes ses résonances antisémites), à quoi il faut opposer les hiérarchies de l'esprit, l'enracinement des communautés, l'inégalité des individus et des populations qui n'ont pas toutes accès à l'esprit (chez le Heidegger d'après 1930, tout humain n'est pas capable d'être ce qu'il appelle un « Dasein », un lieu de l'ouverture de la vérité de l’être).

Dans ses textes des années 1950, la critique de la technique qui réduit l'humain et le monde à une « ressource » permet à Heidegger de procéder à une autocritique discrète (« j'ai eu tort de croire le nazisme capable de soumettre la technique à la loi de l'incalculable » écrit-il) en même temps qu'à une auto-disculpation : le nazisme n'est pas pire que le libéralisme, il est la même chose. Les nazis ne sont pas plus coupables que les libéraux. (On sait désormais qu'il pensait en fait que les Alliés étaient plus coupables que les nazis.)

Un entretien n'est qu'un entretien, et ses limites contextuelles peuvent être causes d'un angle biaisé. Mais il est inquiétant que Chapoutot, en évacuant la question de la nature de l'idéologie antisémite (qui n'a rien de managérial), en reprenant le discours heideggerien sur « la technique » tout en déplaçant la focale sur « le management », et en réduisant le nazisme au « management » (et cela alors même qu'il n'a fourni aucune réponse aux objections de Le Texier), se range sous l'analyse heideggerienne — dont le continuateur, parmi les historiens, fut Ernst Nolte.

Sur le film de Glazer, ce n'est pas Chapoutot qu'il faut écouter. C'est Tal Bruttmann, dont il est juste de dire qu'il est, lui, « à la pointe de la recherche » sur la Shoah.

Et sur les liens entre le nazisme et les idéologies qui circulaient dans les sociétés libérales industrielles et dont il a réalisé la fusion, il faut lire Jean-Louis Vullierme, Le nazisme dans la civilisation.

7 février 2024

La démocratie à l'épreuve

Par Jean-Yves Pranchère

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