Le terme « woke » est un terme qui, aux USA, sert d'alibi à des campagnes de censure au nom de l'anti-wokisme et qui, en Europe, sert à importer (en l'absence de toute menace) les modes de pensée de l'extrême-droite états-unienne.
Ceux qui ont d'abord revendiqué le terme de « woke » ont entendu sous ce terme une attention aux discriminations et un désir d'y remédier. C'est le slogan « Stay woke » qui surgit avec Martin Luther King: « ne laisse pas passer les discriminations racistes et sexistes ».
On a là un équivalent de ce qui s'est appelé en Europe les « Lumières » : la pensée « éclairée » (un terme pas très éloigné de woke) est la pensée qui est en garde contre la superstition et les préjugés — tout comme la pensée woke est en garde contre les discriminations.
« Stay woke », c'est l'équivalent de la maxime par laquelle Kant définissait les Lumières: « ose te servir de ton entendement ».
Les Lumières ont existé — mais cela n'empêche pas qu'elles ont abrité des auteurs qui s'opposaient sur beaucoup de choses : sur la religion (auteurs athées, auteurs déistes, auteurs favorables au christianisme), sur la politique (beaucoup de royalistes, peu de démocrates), sur la métaphysique (des idéalistes, des matérialistes), etc.
Quoi de commun entre Helvétius et Kant, entre d'Holbach et Lessing, entre Adam Smith et Condorcet ? Sur la peine de mort, Kant est pour, Beccaria est contre. Louis-Sébastien Mercier fut pour l'expurgation des bibliothèques mais contre le régicide, etc.
Les Lumières ont existé, mais celui qui, en choisissant tel texte de Mercier sur les bibliothèques, tel texte de Diderot sur les rois qu'il faudrait étrangler avec les tripes des prêtres, expliquerait que les Lumières ont été un cas de « lumiérisme », et que le lumiérisme qui rassemble Voltaire et Rousseau, Montesquieu et Adam Smith, Kant et d'Holbach, Helvetius et Lessing, etc., est un totalitarisme qui veut expurger les bibliothèques, assassiner les savants, faire régner la terreur, promouvoir le cannibalisme (on imagine au passage une lecture de Montaigne qui dirait que Montaigne voulait nous apprendre à manger les petits enfants) — celui-là devrait être tenu pour un histrion.
Il en va de même avec « woke » et « wokisme » (qui est l'équivalent du concept de « lumiérisme », ou des « concepts » de « social-fasciste » et de « libéral-fasciste » qu'on a vu parfois surgir au XXe siècle pour faire croire que social-démocratie, libéralisme et fascisme sont la même chose).
Il est frappant, d'ailleurs, que l'anti-wokisme reprend pour l'essentiel les matrices de la pensée des anti-Lumières après 1789 : on retrouve dans l'anti-wokisme les argumentaires mis au point dès 1790 par Burke pour expliquer que les Lumières françaises avaient la Terreur pour conséquence nécessaire.
Burke expliquait que la critique des préjugés au nom de la raison devait nécessairement conduire à éradiquer toutes les traditions qui ennoblissent l'humanité, et que l'égalité des droits allait enfoncer l'humanité dans la violence et la laideur.
Le discours anti-woke dit de même: si vous voulez lutter contre les discriminations, vous allez défendre la censure.
Le discours contre-révolutionnaire, notons-le, avait le courage de ses principes et de leurs conséquences : il assumait explicitement la nécessité des inégalités arbitraires, de l'esclavage, de la censure, de l'interdiction de l'athéisme, etc.
Les anti-wokes européens sont moins courageux : ils n'osent pas réclamer qu'on mette fin à l'égalité des droits entre hommes et femmes. Ils n'osent pas assumer la défense des discriminations que leur discours devrait imposer.
Il y a une autre limite à ce parallèle : alors que les Lumières ont été le mot d'ordre des penseurs des Lumières, « woke » et « wokisme » sont surtout un mot utilisé par leurs adversaires.
Mais le parallélisme entre le discours anti-Lumières et le discours anti-woke n'en reste pas moins frappant.
Le discours anti-Lumières reposait sur une confusion (souvent délibérée) entre, d'une part :
l'exigence générale d'une pensée délivrée des préjugés et des superstitions, et
les positions concrètes (et très différentes) des auteurs des Lumières quant aux moyens de progresser dans la voie de l'émancipation intellectuelle.
L'opération était double :
On attribue aux Lumières les positions d'un auteur ;
On accuse en conséquence tous les auteurs des Lumières d'être des terroristes, comme si Robespierre avait été enfanté par Montesquieu ou Lessing.
Au passage, on pourrait d'ailleurs assez facilement expliquer le terrorisme de Robespierre comme un effet de son libéralisme radical : c'est d'ailleurs plus ou moins ce que fait Marcel Gauchet dans le livre qu'il lui a consacré, en soutenant que la Terreur selon Robespierre fut l'effet de son libéralisme qui ne lui permettait plus de penser les nécessités du gouvernement.
Récapitulons.
Le slogan « stay woke » a bien été utilisé, depuis Martin Luther King, par des adversaires des discriminations, mais uniquement dans un sens vague.
Un woke est quelqu'un qui est hostile aux discriminations : c'est le seul sens stable.
Ce qui signifie que, en toute rigueur, un anti-woke est quelqu'un qui assume la nécessité des discriminations, tout comme les penseurs des anti-Lumières assumaient la nécessité de combattre la rationalité au nom de la supériorité des préjugés.
Si on se tourne vers les trumpistes, on constatera qu'ils peuvent donner une définition non problématique de « woke » ; selon Ron DeSantis, auteur de la loi antiwoke qui permet la censure dans les bibliothèques en Floride, woke désigne « la croyance qu'il y a des injustices systémiques dans la société américaine et qu'il faut s'en occuper ».
Penser qu'il y a des injustices systémiques n'entraîne nullement de faire n'importe quoi pour les combattre — de même que penser avec les Lumières que les livres anciens sont remplis d'erreurs et de préjugés n'implique nullement de demander la censure des bibliothèques.
Le sophisme anti-woke est de faire l'équation suivante : « penser qu'il y a des injustices systémiques et qu'il faut s'en occuper » = « réclamer une censure, réclamer des quotas inapplicables, etc. »
C'est le même sophisme que chez les auteurs des anti-Lumières : « critiquer la superstition = vouloir terroriser la société », « proclamer les droits humains = imposer le communisme par la Terreur », « être athée = autoriser le meurtre », etc.
Echapper à ce sophisme, me semble-t-il, n'est possible que de deux façons :
Ou bien on renonce à ce terme de « woke » parce qu'il est confusionniste. (Je penche plutôt pour cette solution.)
Ou bien on lui donne son sens strict (quoique très indéterminé car très général) : « vouloir remédier aux injustices systémiques ».
Mais alors :
On assume qu'être anti-woke revient à vouloir conserver des injustices systémiques, ce qui oblige à les justifier théoriquement (et ce qui entraîne qu'on ne peut pas être anti-woke si on est de gauche et même simplement libéral, et que les anti-wokes sont forcément, par définition, des penseurs favorables aux inégalités arbitraires) ;
On cesse de confondre le principe woke : la volonté de remédier aux injustices systémiques (dont je n'hésite pas à dire, pour ma part, que c'est une volonté louable), et la question des moyens de mettre en œuvre ce principe.
Que certains proposent des moyens absurdes, qu'il faut condamner, n'engage pas plus le wokisme que le libéralisme n'a été engagé par le soutien des libéraux historiques au colonialisme ou par le soutien de Von Mises à Mussolini, ou que la Terreur de 1793 n'a discrédité à jamais le rationalisme.
Je ne vois pas de troisième position. Au passage : bien sûr que soutenir la légalité de l'avortement, c'est être woke à tous les sens du mot, avec et sans guillemets.
Et ce qui est frappant, dans TOUTES les formes d'anti-wokisme, c'est que leur attachement à ce mot de « woke » — qui est de fait une arme formidablement efficace parce qu'elle permet tous les amalgames, je reconnais que l'extrême-droite a eu là un coup de génie en détectant dans ce mot une arme linguistique redoutable et très puissante — leur permet d'éviter la seule question qui compte : « pensez-vous qu'il faille défendre les injustices systémiques ? » Or, répondre non, c'est être woke.
Le reste est ou bien du bavardage, ou bien de la discussion qui ne remet pas en cause le principe woke: désaccords sur le caractère systémique ou non de telle injustice, désaccords sur les moyens de résorber ces injustices, etc.
Mais ce genre de discussions n'implique absolument pas de céder à la panique anti-woke, et elles peuvent être menées en se débarrassant de ce mot.
Si l'analyse précédente est juste, on peut lui ajouter une question soupçonneuse : pourquoi ce succès du mot de « wokisme » dans des milieux qui ne sont pas prêts à endosser une apologie des discriminations systémiques ?
Pourquoi ce besoin de se détourner des questions concrètes (Quelles sont les injustices ? En quoi sont-elles ou non systémiques ? Comment y remédier de façon efficace et non contre-productives ?) pour les remplacer par les délices de paniques fantasmatiques ?
Ici surgissent deux soupçons :
Il s'agit de se faire peur pour ne plus penser à ce qui devrait vraiment faire peur : la catastrophe écologique en vue, le recul mondial de la démocratie, la normalisation de l'extrême-droite et la probabilité de son accès au pouvoir dans la plupart des démocraties libérales qu'on croyait solides. La diversion obéirait à un banal motif psychologique : on préfère jouer à se faire peur avec ce qui ne menace pas qu'affronter ce qui devrait effectivement faire peur. On hurle contre des wokes fantomatiques mais on n'est pas gêné par la vague des intimidations d'extrême-doite contre des élus. C'est le soupçon « freudien »: on se rapporte au réel sur le mode du déni.
À quoi s'ajoute le soupçon « bourdieusien » : ce qui pourrait motiver l'attachement à ce mot de woke et la peur du wokisme serait une peur (assez déconnectée du réel) de voir mis en cause des privilèges dont on dispose. Parler de « wokisme » permet d'exprimer cette peur tout en la dissimulant, en lui donnant une apparence respectable.
Dans tous les cas, on combat le wokisme pour éviter de parler du vrai sujet : que faire face à des injustices systémiques, si elles sont avérées?